Une page, une illustration, quelques paragraphes. Le résultat est tout simple, mais cache un processus plein de détours, de tentatives et de fausses pistes. Nous partageons donc ici notre démarche dans l’ordre plus ou moins chronologique pour la création d’un récent produit, avec conclusions et leçons à la clef.
Voulant démontrer une nouvelle corde à notre arc, nous avons décidé de produire un premier projet d’illustration scientifique en lien avec la grande thématique qui nous anime : le développement durable. Pour cela, nous avons puisé dans l’actualité : magazines scientifiques, dossiers de presse, articles parus récemment… Jusqu’à se mettre d’accord sur le sujet et la forme : réaliser un poster sur les précieuses et fragiles abeilles car leur mortalité est problématique depuis plusieurs décennies.
Choisir un angle, choisir une cible
Influencés par les nombreux articles de presse lus sur le sujet, nous avions choisi l’angle avant même de commencer les recherches sur le projet (erreur! comme on le verra plus loin) : les abeilles sont en déclin et le poster allait en lister les causes. Notre cible devait être un public adulte prompt à lire un magazine de vulgarisation scientifique.
Récolter, tamiser, digérer
Pour avoir un premier aperçu du sujet, nous avons récolté un amas généreux d’articles issus de la presse, des réseaux sociaux, des associations, des institutions scientifiques. Ces premières lectures nous ont permis de commencer à griffonner sur nos feuilles volantes quelques ébauches de plan et de préciser notre sujet : les abeilles étant soit domestiques, soit sauvages, nous avons choisi de parler du déclin des abeilles domestiques car les informations à leur sujet étaient plus nombreuses. Ensuite, nous avons laissé de côté les sources tertiaires pour nous focaliser sur des écrits plus fiables tels que les articles scientifiques, les études, les dossiers de presse édités par les institutions à destination des journalistes, en écartant toutes publications trop datées ou peu précises. Nous avons pu alors établir un premier plan détaillé de ce que nous souhaitions expliquer et commencer la rédaction de nos textes pour vérifier que nous étions capables d’expliquer les choses avec des phrases claires et précises. Bien sûr, cette étape a fait ressortir quelques flous dans notre discours et certaines questions, malgré nos recherches, restaient sans réponse.
Il nous faut un.e expert.e…
Qui de mieux placé pour répondre à nos questions et corriger notre propos qu’un.e expert.e du sujet ? À travers des contacts personnels en apiculture, nous avons trouvé Martine Bernier, chargée de projet en apiculture au Centre de recherche en sciences animales de Deschambault (CRSAD), qui nous a apporté les dernières informations manquantes en nous fournissant de nouvelles ressources scientifiques utiles à partir de nos premières ébauches de texte.
… Pour éviter de se tromper !
Réception des corrections de Madame Bernier : à notre question “Les abeilles domestiques sont-elles bien en déclin ?”, l’experte a répondu : “Non. Elles sont domestiquées. Les abeilles sauvages sont en déclin.”
Par “domestication”, Mme Bernier entend que la population des abeilles est sous contrôle : si une colonie meurt, l’apiculteur la remplace, maintenant ainsi la survie de l’espèce. Les abeilles domestiques ne peuvent donc pas être en déclin.
Panique au bureau : notre angle était faux ! C’était la première leçon que nous tirions du projet ; pour un sujet si vaste, nous n’aurions pas dû choisir l’angle seuls mais en discuter avec un.e expert.e avant de démarrer le travail, pour être sûrs de partir sur des fondations solides.
Rebondir
Nous avons donc organisé une cellule de crise (à deux) pour redéfinir nos objectifs et ajuster notre tir. Finalement, l’erreur n’était pas si énorme : bien que protégées du déclin, les abeilles domestiques ne sont pas protégées des humains. Abeilles sauvages et abeilles domestiques subissent ensemble le poids des pesticides et des maladies. Une fois les corrections apportées, nous avons réduit la taille de nos textes pour être assurés d’une bonne cohabitation texte/image dans l’affiche.
Raconter une histoire
Les abeilles étant au centre de toutes les agressions (maladies, parasites, prédateurs, pesticides, transhumance…), comment pouvions-nous illustrer toutes ces causes sans tomber dans le schéma visuel classique de la pieuvre ?
Nous voulions explorer un style d’illustration qui ne soit ni trop réaliste, ni trop schématique pour pouvoir saisir l’essentiel du message en accompagnement du texte : l’idée que partout autour d’elles, les abeilles subissent des agressions différentes en simultané. Par exemple, alors que certaines colonies sont ravagées par l’acarien varroa destructor, d’autres sont attaquées par des frelons asiatiques. Pendant ce temps, un engin agricole répand des pesticides sur des monocultures tandis qu’un camion emmène des ruches à l’autre bout du pays… En bref, nous voulions raconter une histoire.
La problématique était donc de représenter toutes ces scènes sans alourdir le poster et surtout, en gardant de la place pour le texte écrit. Pour cela, nous nous sommes tournés vers une représentation isométrique dont l’avantage est de pouvoir structurer le dessin schématiquement comme une construction de legos. Chaque grand groupe de cause de mortalité serait hiérarchisé en fonction de son degré d’impact et placé sur un cube dont la forme pourrait ressembler à celle d’une ruche.
Dessiner
Après avoir construit notre grille de perspective isométrique, nous avons demandé à Madame Bernier de classer ces grands groupes de causes sur une échelle de 100%. Nous avons alors noté que notre brouillon initial était faux et que les blocs devaient être repensés, au risque de perturber le dynamisme visuel initialement prévu.
Une fois les échelles respectées, un long processus de mise en forme a commencé : dessin des arbres, des ruches, des champs, de la ville, des apiculteurs… Le tout au trait, sans se soucier de la couleur à cette étape.
Pour ne pas « humaniser » les humains et que l’oeil ne soit pas attiré par les personnages, nous n’avons représenté aucun visage et nous ne sommes pas rentrés dans le détail des silhouettes.
Coloriser
Le dessin était terminé mais le plus dur pour nous était encore à faire : choisir de bonnes couleurs. Par réflexe, nous avons choisi une palette de teintes réalistes, c’est-à-dire du bleu pour l’eau, du vert pour l’herbe, du rose pour les fleurs et du brun pour la terre. Mais le constat était unanime, notre illustration semblait tout droit sortie d’un manuel scolaire pour enfants. Comment basculer d’une cible à l’autre et s’adresser aux adultes ? Comment rendre l’image plus agressive ?
Nous devions être plus ambitieux avec notre nuancier et ne pas chercher à se rapprocher du réel. Nous avons donc d’abord testé une palette très contrastée faite de couleurs majoritairement sombres : un noir, un bleu foncé et un bleu-gris plus clair, accompagnés de blanc et d’un jaune acide pour dynamiser le tout.
Placer le texte et corriger
Après avoir choisi notre fond coloré, il ne restait plus qu’à placer le texte, que nous voulions aussi disposer en isométrie. Seulement, les paragraphes étaient trop longs et une fois mis en forme sur la grille, ils étaient tout simplement illisibles. La grille aurait dû être créée en fonction de cette problématique, ce que nous n’avons pas fait. Nous sommes donc repartis sur une mise en page plus classique, avec des textes placés autour de l’image et divisés distinctement en trois groupes numérotés pour hiérarchiser le poster.
L’illustration étant encore trop imposante, nous avons également retiré le superflu du “podium” en le diminuant de hauteur pour nous laisser une plus grande marge de manoeuvre. Nous avons corrigé les dessins des bactéries et ajouté ceux des champignons. Nous avons changé la partie illustrée de la ville en lui laissant plus d’espace dans l’image car le dessin initial ne fonctionnait pas.
Il nous faut un titre !
Il semblerait que trouver un titre à un projet soit aussi difficile que de faire le projet en lui-même puisque plusieurs jours ont été nécessaires avant de prendre une décision. Comment tout résumer en quelques mots en évoquant son contenu et en donnant envie de lire le poster ? Comment exprimer le quotidien difficile d’une abeille sans mettre tous les humains dans le même panier ? C’est finalement un jeu de mot français qui a fait notre affaire.
Bilan
La première leçon que nous retenons de ce projet est la nécessité de penser le poster dans son ensemble dès le début. En conceptualisant le visuel une seule étape à la fois (quoi écrire, quoi dessiner, comment colorier, où placer le texte), nous nous sommes souvent retrouvés bloqués par nos propres choix et avons dû faire des compromis.
La seconde : laisser le temps nous aider à prendre du recul ! Cinq mois après la création du poster et suite à la mise à jour de notre identité visuelle:, nous avons entamé une nouvelle phase de correction de l’affiche grâce à nos nouveaux outils :
- Couleurs remplacées par celles de notre palette
- Grille réajustée sur nos normes, texte légèrement grossi pour améliorer la lisibilité du tout
- Illustration de la ville allégée et simplifiée, contrastes moins forts pour ne plus agresser le regard
- Zoom sur les insectes et bactéries grossis pour gagner en visibilité
- Subtil motif d’alvéoles ajouté en fond et léger dégradé lumineux pour gagner en profondeur dans l’image
- Des abeilles partout, partout, partout !
Réaliser cette affiche a été un exercice très plaisant car il nous a sorti de notre zone de confort. Cela nous encourage à continuer d’explorer de nouvelles représentations graphiques pour offrir une diversité intéressante à la palette de services de Voilà.
Estelle Villemin est graphiste et illustratrice scientifique. Son rôle est d’apporter des solutions visuelles claires, esthétiques et adaptées aux besoins du client.